- DÉMOSTHÈNE
- DÉMOSTHÈNEDémosthène, en qui l’on s’accorde à reconnaître le plus grand orateur de l’Antiquité, n’a aucunement recherché cette gloire: nul n’a eu moins que lui le souci de l’art pour l’art; l’éloquence n’était à ses yeux qu’un moyen d’action au service d’une politique, à laquelle il a consacré sa vie et pour laquelle il est mort. Contemporain de la conquête de la Grèce par le roi de Macédoine, il a lutté de toutes ses forces pour défendre la liberté de son pays. C’est ce combat désespéré qui a inspiré son génie, au point qu’il semble s’identifier à la résistance hellénique: son premier chef-d’œuvre est aussi le premier discours qu’il prononce contre Philippe de Macédoine, et sa mort volontaire suit l’anéantissement de l’indépendance grecque.Il n’eut pas trop de toute son éloquence pour gagner à ses vues les Athéniens du IVe siècle, les arracher aux illusions de facilité entretenues par des orateurs plus soucieux de leur popularité que de l’intérêt de la Grèce, secouer l’insouciance, l’apathie de tout un peuple, déjà inconsciemment résigné à la servitude. Avant d’organiser la guerre contre la Macédoine, c’est contre cet esprit de démission qu’il livra un incessant combat.Le combattantAnnées d’apprentissageLa fortune avait en quelque sorte préparé Démosthène à affronter difficultés et déceptions. Orphelin ruiné par des tuteurs malhonnêtes, c’est pour plaider contre eux qu’il doit, à dix-huit ans, apprendre l’art de la parole; n’ayant pu, bien qu’il ait gagné son procès, recouvrer ses biens dilapidés, pour gagner sa vie il se fait logographe. Rien n’annonce alors ce qu’il sera un jour, sinon cette énergie tenace que rien ne décourage. Par la lecture des poètes, la méditation de l’historien Thucydide, il enrichit sa pensée; à force de volonté, s’il faut en croire les anecdotes qui le montrent luttant contre des difficultés d’élocution, il se met en mesure de haranguer les foules. Mais, lorsque, à trente ans (354), il prend pour la première fois la parole à l’Assemblée, il n’est encore qu’un orateur au souffle court, dont l’éloquence n’a rien de commun avec celle qui, en 351, éclate brusquement dans la Première Philippique .Au cœur du combatIl a devant lui une Grèce divisée, affaiblie par les luttes qui ont opposé dans le passé les cités les unes aux autres, et les ont laissées plus méfiantes à l’égard du voisin grec que de l’étranger. Nul ne s’inquiète des conquêtes successives de Philippe de Macédoine, qui menace les positions d’Athènes dans les Détroits, tandis qu’il s’assure des alliés en Grèce même en écrasant ceux qui lui résistent. En face de ces menaces, Athènes semble frappée de léthargie: l’égoïsme des possédants qui se refusent à payer l’impôt, et du peuple qui ne songe qu’à jouir gratuitement des spectacles, laisse la flotte en piteux état, tandis que la répugnance de tous à servir dans l’armée réduit celle-ci à des troupes de mercenaires mal payées.Démosthène fait front et propose, longtemps en vain, des mesures concrètes: dans la Première Philippique , il demande la réorganisation de l’armée; dans les Olynthiennes (349), il pousse les Athéniens à secourir Olynthe assiégée par Philippe; dans le discours Sur les affaires de Chersonèse et la Troisième Philippique (341), il réclame des mesures pour faire face à la guerre imminente. En même temps, il s’en prend à ceux qui, par défaitisme, aveuglement ou vénalité, se font les alliés de Philippe: il échoue – de peu, il est vrai – dans le procès de corruption qu’il engage contre Eschine (Sur l’ambassade , 343), mais il reprend dans ses harangues ses accusations contre les hommes qu’il estime vendus à l’ennemi. Toute cette activité, doublée d’une action diplomatique, aboutit enfin en 340 à dresser Athènes, soutenue par une partie de la Grèce, contre une nouvelle agression de Philippe et à lui faire lever le siège de Byzance. Malheureusement, une maladresse (ou trahison?) d’Eschine ramène Philippe au cœur de la Grèce: en 338, les armées grecques sont mises en déroute à Chéronée.Après la batailleVaincu, Démosthène ne regrette rien. Attaqué par Eschine, il réplique dans le Discours sur la couronne (330) en revendiquant fièrement la responsabilité d’avoir inspiré la résistance d’Athènes: ce procès, où son adversaire subit une écrasante défaite, consacre son triomphe moral. Quand, à la mort d’Alexandre, la Grèce se soulève, il participe à ce dernier sursaut de la liberté grecque; mais la défaite du Crannon livre aux Macédoniens les chefs de la résistance athénienne: pour ne pas tomber vivant aux mains de l’ennemi, Démosthène s’empoisonne (322).Ses idées-forces: l’amour d’Athènes et de la libertéAu cœur de la vie et de l’œuvre de Démosthène, il y a l’amour passionné d’Athènes, non pas de la cité qu’il a sous les yeux, et dont il voit avec lucidité les faiblesses et les tares, mais d’une Athènes idéale, hors du temps, telle que celle des ancêtres, une cité d’hommes libres, capable d’affronter tous les risques plutôt que de subir la servitude. Son amour de la liberté s’exalte au souvenir des grandes heures des guerres médiques, quand les Athéniens préféraient abandonner leur ville et s’embarquer sur leurs trières plutôt que d’accepter la domination des Perses: pour les États comme pour les individus, il n’est pire mal que l’esclavage.La mission d’AthènesGrâce à leur courage, à leur abnégation, les Athéniens du passé ont sauvé la Grèce: voilà le rôle que Démosthène voudrait faire jouer à ses contemporains. Mettre sa force au service du droit et de la liberté, c’est le devoir d’une cité puissante, c’est ce que fit Athènes autrefois. Démosthène oublie – ou ne rappelle qu’avec discrétion – les excès de son impérialisme, et la catastrophe à laquelle aboutit sa volonté de puissance. Il ne retient que la radieuse vision du temps où elle conduisait la lutte contre les Barbares. Ce n’est d’ailleurs pas pour en tirer une vaine gloriole, mais pour en dégager une très haute leçon: les fils doivent être dignes de leurs pères, une cité glorieuse n’a pas le droit de démériter. Être au service des plus faibles, leur montrer l’exemple et les défendre, tel est le «privilège» que les ancêtres ont légué à leurs descendants.Le panhellénismeIl serait donc injuste de voir dans le patriotisme de Démosthène un particularisme étroit qui, limitant ses vues à la petite patrie athénienne, le rendrait aveugle à l’intérêt général de la Grèce; la grandeur d’Athènes, telle qu’il la conçoit, n’existe que dans le cadre d’une politique panhellénique. Tout au long de sa carrière, Démosthène presse ses compatriotes de répondre aux appels au secours qui leur sont adressés, même s’ils viennent de cités dont Athènes avait à se plaindre: c’était le cas d’Olynthe, ce fut aussi celui de Byzance, ancienne alliée séparée d’Athènes depuis la guerre sociale (357), et que l’intervention athénienne sauva en 340. Certes, cette politique est pour une bonne part inspirée par le souci de l’intérêt propre d’Athènes: Démosthène redoute par-dessus tout que les Athéniens n’aient un jour à livrer bataille sur leur propre sol; s’ils combattent au loin, le territoire des cités défendues sert en quelque sorte de glacis à Athènes. Mais il est indéniable aussi que – dans ses harangues de 341 tout au moins, et spécialement dans la Troisième Philippique – l’orateur pense et s’exprime autant en Grec qu’en Athénien: il souffre des torts subis par les autres cités, il s’indigne du cloisonnement de la Grèce en petits États incapables de s’unir.Unir les Grecs contre l’envahisseur, telle fut l’ambition de Démosthène. Un tel rêve était-il réalisable? Une seule fois dans l’histoire de la Grèce, cette union avait été effective, contre les Perses (encore Thèbes s’était-elle rangée aux côtés de l’ennemi). Depuis lors, les Grecs n’avaient jamais pu s’unir, partiellement, que sous ou contre l’hégémonie d’une cité puissante, Athènes au Ve siècle, Sparte, puis Thèbes au IVe. Au milieu du IVe, les souvenirs des luttes passées empoisonnent l’atmosphère: l’alliance d’Athènes avec Sparte, que Démosthène déplore discrètement, voue à l’échec les efforts pour tourner contre Philippe les peuples du Péloponnèse, qui attendent de lui un appui contre Sparte. La haine réciproque qui oppose Athéniens et Thébains jette ces derniers dans l’alliance macédonienne. Et pourtant Démosthène réussit en 341 à grouper autour d’Athènes Mégare, Corinthe, les Achéens et les Acarnaniens, et, quand Philippe pénétra au cœur de la Grèce, il obtint in extremis l’alliance de Thèbes. Le rêve d’une libre coalition n’était donc pas une pure utopie.La confiance en l’hommePour réaliser ce rêve, l’orateur doit changer la mentalité de ses contemporains: on peut dire que tout son effort consiste à hisser les Athéniens de son temps au niveau de l’Athènes idéale, et, pour y parvenir, il fait un constant appel à leur fierté, à leur sens de l’honneur, sur lesquels il compte, malgré toutes leurs faiblesses. Il a beau dénoncer, avec une lucidité impitoyable, l’égoïsme, l’apathie, la résignation lâche qu’il constate autour de lui, son indignation même prouve qu’il ne désespère pas du peuple athénien: on ne fait honte qu’à ceux qu’on croit capables d’éprouver de la honte. S’il raille, s’il fustige, ce n’est pas seulement parce que l’inertie générale le déçoit et l’exaspère, c’est aussi qu’il espère, par là, provoquer le sursaut sauveur. En s’interdisant la moindre complaisance de langage, en ne cessant de réclamer l’effort financier et militaire que la situation exigeait, Démosthène faisait preuve de courage civique certes, mais aussi de cette confiance dans les ressources profondes de l’homme qui est caractéristique de l’hellénisme.Ses armesAu service de ces idées, Démosthène use de toutes les ressources d’un art que les orateurs précédents avaient développé et qu’il porte à sa perfection.L’action oratoireUn aspect de son éloquence nous échappe: cet art du geste, cette ardeur passionnée dont Eschine, devenu maître de rhétorique, porte témoignage, lui qui, après l’avoir raillée du vivant de son adversaire, lui rendait hommage en disant, après avoir lu à ses élèves admiratifs le Discours sur la couronne : «Que serait-ce si vous aviez entendu le monstre lui-même!» Selon une anecdote transmise par Cicéron, Démosthène aurait considéré l’«action» comme l’essentiel de l’éloquence. Il ne dédaignait pas pourtant, du moins tant qu’il fut un orateur d’opposition, de publier ses discours, c’est-à-dire de prolonger par l’écrit l’effet de sa parole. C’est la trace de sa fougue qui donne à son style son allure inimitable.Le styleLa variété, la couleur, le mouvement, tels sont les traits qui le distinguent entre tous les autres. Sa phrase prend toutes les formes, depuis la succession de simples propositions indépendantes jusqu’aux périodes les plus complexes, du raccourci de trois mots à l’ensemble d’une page. Ces formes diverses se font valoir par le contraste; mais dans la période la plus savante, un détail – parenthèse, aposiopèse – vient presque toujours donner l’impression de l’improvisation, du naturel.Les images sont relativement nombreuses, si l’on pense que pour les Grecs l’image est le propre de la poésie, non de la prose. Familières le plus souvent, empruntées à la langue de la guerre, de la chasse et de la vie quotidienne, elles s’élèvent parfois à la grande poésie dans le Discours sur la couronne , où l’invasion macédonienne est comparée à une tempête qui a tout emporté.Cette phrase variée et colorée est animée par toutes les formes de ce que les rhéteurs ont appelé «figures de pensée»: questions, apostrophes, dialogues supposés, entraînent l’auditeur dans un mouvement qui ne lui laisse aucun répit. La combinaison de ces divers éléments permet tant d’effets différents que chaque discours a son caractère propre: on ne peut établir une «formule» unique du style de Démosthène.Pourtant ce style se reconnaît entre tous. Il a un ton qui lui est particulier, mélange d’ironie railleuse ou amère, de sarcasme méprisant, et d’enthousiasme passionné. Les rhéteurs qui cataloguaient les qualités du style lui reprochaient de manquer d’enjouement; mais ce manque précisément est caractéristique: la plaisanterie gratuite serait une fausse note dans une œuvre tout entière tendue par la passion.Telles furent, intimement confondues, la vie, l’action, l’œuvre de Démosthène. Par un curieux paradoxe, ce lutteur infatigable, ce passionné de la gloire d’Athènes, n’aspirait au fond qu’à la paix. Toute sa politique est résolument défensive, alors que son contemporain Isocrate, qui rêvait lui aussi d’unir les Grecs, mais sous le commandement d’un chef qu’il trouvait précisément en Philippe, ne cesse dans toute son œuvre de pousser à la guerre offensive contre la Perse. Au bellicisme des rhéteurs (que les conquêtes d’Alexandre allaient transposer dans la réalité), Démosthène oppose la politique d’un homme épris de liberté, pour qui la guerre n’est pas une fin, mais peut être une nécessité. Sur le plan de l’événement, il a perdu la partie. Eut-il tort de la jouer? Lui-même a répondu, dans le Discours sur la couronne , en exposant sa philosophie de l’histoire: aux hommes il appartient de choisir leur voie, le résultat dépend des dieux, ou du sort; l’honneur de l’homme n’est donc pas dans le succès, mais dans le choix même. Vision du monde qui rejoint celle de L’Iliade ou du théâtre de Sophocle: la gloire du héros est de préférer la mort au déshonneur. «Même si, affirme l’orateur, l’avenir avait été visible pour tous, [...] même ainsi la cité ne devait pas agir autrement qu’elle a fait, si elle tenait compte de sa réputation, de ses ancêtres et de la postérité.» Avant de mourir lui-même en homme libre, Démosthène avait élevé sa patrie à la dignité du héros tragique.Démosthène(384 - 322 av. J.-C.) homme politique et orateur athénien. Issu d'un milieu aisé, il n'aborda la tribune politique qu' en 354, après avoir, dit-on, corrigé une prononciation défectueuse. Il dénonça les ambitions de Philippe de Macédoine: Première Philippique (351), les trois Olynthiennes (349-348). En 339, à son instigation, Athéniens et Thébains s'allièrent contre Philippe, qui les vainquit à Chéronée (338). En 330, il prononça le discours Sur la couronne: en 338, l'assemblée athénienne lui avait offert une couronne d'or, ce qu'Eschine avait jugé contraire aux lois. Exilé en 324 sur une accusation de corruption, il souleva les Grecs contre la Macédoine et rentra à Athènes en 323. Mais Antipatros battit les insurgés à Crannon (322), et Démosthène se réfugia dans l'île de Calaurie, où il s'empoisonna.⇒DÉMOSTHÈNE, subst. masc.[P. réf. à l'orateur grec Démosthène] Par antonomase. Orateur politique. Le Maréchal Soult qui faisait souvent des cuirs battait l'opposition à la tribune parce qu'il savait son affaire mieux que tous les démosthènes (MÉRIMÉE, Lettres Mme de Beaulaincourt, 1870, p. 144).Étymol. et Hist. 1759 subst. « orateur éloquent, véhément » (DAIRE). Du nom de Démosthène, orateur athénien (385-322 av. J.-C.).DÉR. Démosthénien, ou plus rarement démosthénique, adj. Qui est propre ou qui se rapporte à Démosthène ou à son éloquence. M. Guizot avait montré (...) la plus véritable, la plus énergique éloquence, la force, la sobriété, quelque chose de démosthénique et d'accompli (SAINTE-BEUVE, Corresp. gén., t. 5, 1818-69, p. 445). La graphie démosthénien est attestée ds Lar. 19e, GUÉRIN 1892, Lar. 20e. — Seule transcr. de (démosthénique) ds LAND. 1834 : dé-moce-té-nike. — 1res attest. [1571 faconde demosthénienne (M. DE LA PORTE, Epithetes, 155 r° ds HUG.)]; av. 1715 démosthénique [en parlant d'un orateur] (Fénelon d'apr. S. MERCIER, Néologie, t. 1, p. 162 ds QUEM. Fichier); du nom de Démosthène, suff. -ique et -ien.BBG. — QUEM. 2e s. t. 3 1972.démosthène [demɔstɛn] n. m.ÉTYM. 1759; du nom de Démosthène, orateur athénien (385-322 av. J.-C.).❖♦ Vx. Orateur politique. || Un de nos démosthènes a déclaré…❖DÉR. Démosthénien ou démosthénique.
Encyclopédie Universelle. 2012.